© Huile et fusain, Pascale Piron
« Le propre de la poésie s’attache à rendre une sensation. » (Nathalie Sarraute)
JOURNAL DE SENSATIONS
Pendant une vingtaine d’années, se sont écrites ces notes intérieures, d’abord enfouies, organiques, au rythme de l’être qui ne se sait pas encore Être. Puis se tournant, imperceptiblement, vers l’autre et la lumière… Ou la lenteur végétale des arbres, poussés intérieurement par l’irrépressible montée de leur sève.
Chuintements / Lents Roulis / Sèves et Veines /
Tout ce Bleu / Autres Eaux / Pleins Replis /
Or Âcre / Né(e) / Carnet du Désenfouissement (ou À mains nues)
sont les 9 moments de ce journal, comme 9 mois, comme une naissance…
À ce jour, seuls les 3 premiers ont vu le jour, grâce aux soins de Frédéric Jaffrenou et de ses éditions Isolato. Ils sont réunis en un seul volume.
En 2019, les éditions Isolato publieront le dernier volume, Carnet du Désenfouissement, de ce journal. Avis aux éditeurs intéressés par les autres volumes…
Voir l’onglet « Propositions aux éditeurs »
Chuintements
[Elles ont débuté à leur source première, les sensations. Ou les sensations que l’on commence à percevoir quand on décide de se mettre en chemin.]
Je suis là
à attendre
que je daigne
enfin me voir
– parfois
je sens ma présence
toute proche
°
Cesser de penser
en termes de fin
découvrir les délices
des prémisses
°
suspendue
au mince fil
de mon vrai
je me balance
au-dessus de
mon néant
°
je prépare la voie
m’affaire
à la naissance
des possibles
°
je suis l’enfant
qui tourmente son jouet
est près de le casser, jouit
s’énerve
je suis le jouet
°
Il s’agirait désormais non d’inventer ma propre langue, mais de me faire silencieuse pour que celle-ci s’élève et se mette à me dire.
∴
Lents Roulis
[Toujours allant, se renforçant, le vide et le plein, l’ombre et la lumière.]
Accepter de tisser l’horreur, bien serrée, avec le bonheur.
Aimer le tapis contrasté qui en résulte
°
vacillante
la vaillante
va si lente
je suis ma promesse
non tenue
°
Infini silence. Infini bien -être.
Mais aussi : la fragilité presque douloureuse de cet instant.
Menacé par sa plénitude même.
°
lumière drue
répandant
sa seule réalité
le vent
agite
les branches nues
°
Parfois, cette sensation folle, impavide. Je suis la vie telle qu’elle devrait être, telle qu’elle aurait pu ne jamais cesser d’être en moi. Je suis son courant même.
∴
Sèves et Veines
[La voix se cherche, encore très souterraine. Les mots sont des outils qui forent la matière de l’être. Mais très souvent et de plus en plus, de soudaines et lumineuses percées qui ouvrent tous les espoirs.]
quel mot vrai
me rendrait
la paix de vivre ?
°
Non n’aie
pas peur non
n’aie pas non
ne commets pas
la peur
°
alimenter la source
de ce qui est à vivre
la débarrasser
des pierres du vécu
°
Où suis-je ? Mes phrases envolées comme des grives à l’approche du chasseur. Le stylo figé en l’air comme un fusil dans les frimas d’hiver, face à la plaine soudain vide et silencieuse.
Où suis-je ? Par la fenêtre, petite famille passant, grappe d’enfants accrochée au landau dormant, devant le pas fatigué et serein des parents. Et moi, qui me bats avec les mots derrière ma vitre.
Quelle est la réalité ? Dans la pièce, les volutes charnelles du violoncelle, sous les assauts voluptueux de Navarra. Et le soleil dur d’automne au-dehors, qui coule au sol des ombres étirées. Et les enfants se poursuivant, et moi, toujours, guettant les mots lents.
Suis-je au plus juste ? Quelle réalité accorder à mes aventures solitaires ? Sur le papier, quelques tracés, échappés de mes batailles. Et toujours au-dehors, l’épuisement long du soir.
°
Mal, mal. Le froid, l’échancrure par où sinue l’intolérable. Et rien pour colmater soulager résister. Traître la vague reçue au cœur, aigre l’écume, et le rouleau qui me passe, passe sur le corps et lui essoré, ensablé sur la dune. Et les grands oiseaux sombres, leurs ombres lentes qui me lacèrent.
°
il doit bien y avoir
quelque part
un petit moi serré
à rêver
de loin et d’ailleurs
– m’en aller
le dénouer
L’huile et fusain en en-tête est signée Pascale Piron
© Pascale Piron – http://www.pascale-piron.com/
Pascale Piron a peint le Frontispice que voici pour l’édition de Sèves et Veines, Isolato :
À mains nues
(ou Carnet du Désenfouissement), dernier tome de ce Journal de Sensations
[La voix a trouvé sa lumière. L’œil désormais se sait œil, il en jouit et en parle.]
– Extraits –
Pas de bruit
de brillance
ce qui m’arrive
est tout dedans
dans le silence
de mes nuits
______
Rien
qui ne mérite
son chant
______
Certains jours
sentiment que tout, le moindre
remuement de feuille, je peux
le contenir dans mes mots
d’autres
je ne sais pas même
ce qui me contient
______
À travers le noir
parfois, une brèche
où glisser
la main
– on tâte le mot
on ne comprend
rien
– le mot vient
on ne comprend
qu’à la fin
______
Tout ce réel répandu
on en soulève les pans, les plis
on palpe et puis on oublie
on ne veut surtout pas savoir
comment ça marche
on crache les mots
comme des noyaux
______
Dernières photos que j’ai d’elle
: il y a vingt ans
Aucun poème ne peut dire
ce tant-là
Et pendant que j’écris ça, je jure
que je souris. Parce que
quatre gamins dehors font péter des pétards
dans une canette et s’égayent, hilares.
Ce tout-là
______
Assise derrière la vitre. M’efforce à dire les arbres, l’allée, les flaques au milieu qui leur servent d’ombres en ces jours sans lumière. Alors qu’entre les branches on cherche à capter une autre lumière. Celle de ce qui, malgré tout ce qui n’est plus, est encore. Celle qui éclaire le chemin devant nous, dans le tout petit orbe que fait la lanterne sur les cailloux. Cette lumière-là. Qui égrène le chemin : les pas, les pierres, un peu d’herbe. Juste cela. À bout de bras, la lanterne. Et voir. Et lorsqu’on rentre à la maison, y déposer les mots, vite en ressortir. Il fait plus chaud dehors.
______
Sur la rive
du silence
haler
le mot juste
______
L’enfant
juburle, galope
Maman ! crie-t-il du bout de la rue et quand
elle apparaît à la fenêtre il hurle encore
plus fort et tout le quartier le sait, ce qu’il a fait
des ponts, Maman ! Des ponts ! en papier en pâte à modeler
des ponts comme çà, il montre avec ses petits doigts
monte répond la mère épanouie, monte vite
me raconter tout ça
Oh oui alors ! crie textuellement l’enfant
se ruant chez lui
______
Ne suis
qu’abri vide
d’un poème
à l’affût
______
Tant déployé mon être ces temps
comme grand voile au vent
tant quitté la côte enfin
et rejoint ma haute mer
que peur m’a prise de ne
plus même m’apercevoir
sur le coteau
mais !
suis !
sur le bateau !
______
Tant à recevoir de cette forêt que fait bruisser le vent
tant à recueillir de ces amples mouvements de fûts
tels les cous d’antiques animaux
tant à frémir d’être là traversée
par leur marche lente
_____
Vivement cette
seconde
j’y suis
m’y dilate
puis
m’y relate
m’y dilatant
– c’est mon dit
d’aujourd’hui
_____
Senteur tonique
de sève et d’embruns
comme un encens salé
je ne veux pas quitter
ce lieu fécondé