Dans les cafés

Scènes de vie

D’un arrondissement parisien à l’autre, j’ai choisi quelques cafés ou brasseries et le théâtre de la vie s’ouvrait devant moi. Les clients, les serveurs, les passants devenaient les acteurs de saynètes ininterrompues. Pendant quatre années, je les enregistrais à toute allure dans mes carnets, remerciant intérieurement ce fantastique metteur en scène qu’est le hasard.

« Je filme là où je suis. Faire un documentaire, c’est se mettre dans la position du cinéaste qui est dans un monde où il y a beaucoup à écouter, à voir et à apprendre. Le documentaire, c’est une école de modestie. On s’aperçoit que la vie se met en scène toute seule, sans qu’on ait à intervenir. » Agnès Varda, une de mes grandes inspiratrices.

Extraits

Café Le Square, Square Bolivar, 19e

Terrasse comme un pont de bateau, un promontoire. Le souffle des lampes chauffantes comme l’haleine légère d’une montgolfière. 

Un platane déploie sa cathédrale de bois, d’ailes végétales, encore repliées de timidité en ces débuts printaniers. 

Les corps habités. Beauté, à chaque table, de cette communion dans l’écoute de l’autre. (…)

Deux nouvelles arrivées. Deux jeunes filles. (…)

Les petits yeux noirs ont une voix grave et bien plantée. Une assurance. Une intelligence dans la présence. Une très grande jeunesse. Une promesse immense, encore non tout à fait éclose. Comme le platane du square Bolivar qui prépare calmement son apothéose. 

Modestie du ciel qui dispense son égale lumière. Deux amoureux y circulent, sourire comme sous un grand soleil d’été. Il ne leur faut rien d’autre. Ici ou ailleurs. Aujourd’hui ou demain. Qu’importe. Puisqu’ils se tiennent par la main.

*

Café de France, place d’Italie

Il déteste la vie, en tout cas celle qu’il mène et ne le mène… pas où il veut. Il déteste les clients, être là, faire ce qu’il fait. Il tire sur sa cigarette quand il ne sert pas, comme si elle détenait la solution. Il n’est pas bougon, il est funèbre. Le préposé à l’annonce des morts. Quand il s’approche on s’attend à quelque terrible nouvelle ou insulte. Mais il attend simplement la commande. Il l’attend, il ne la demande pas. Les joues creuses enferment la bouche insatisfaite entre deux barreaux de plis verticaux. Le corps maigre, les épaules légèrement voûtées. Il attend la commande, il ne dit rien, il faut bien qu’il l’attende, la bouche scellée par une colère silencieuse. Quand on la lui livre, il s’en va. De profil, le nez grand, triangulaire. Un profil d’oiseau.

J’y retourne un autre jour, plus d’un an après. Il râle. Dès que j’arrive, il râle. « Mais aide-moi un peu » commande-t-il au garçon derrière le comptoir. « Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? » lui répond mollement l’autre. « Mais aide-moi… j’ai très envie… d’aller quelque part. » « Ben vas-y », « Mais j’peux paaas » gémit-il en tordant la bouche. Il passe tout près de moi pour aller sur la terrasse. Je l’entends marmonner pour lui seul « Ah chui aidé ! »

Curieusement, quand il aura enfin un moment pour lui, il l’emploiera non à « aller quelque part » mais à fumer une cigarette sur la terrasse à lampes, pompant son stick comme s’il allait le tirer de là. Il repasse près de moi en reniflant profondément, gouleyant sa morve.

Le Duo Poésik interprète « Au café Bidule »